Carte blanche 

Comment Giorgia Meloni mène sa bataille culturelle

Raffaele Simone

CHRONIQUES ITALIENNES. Pour le linguiste et essayiste italien Raffaele Simone, les tentatives de la présidente du Conseil et de son ministre de la Culture pour asseoir leur domination sur la sphère culturelle oscillent entre le tragique et le bouffon.

Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

La droite qui gouverne l’Italie depuis bientôt un an est en train d’occuper méthodiquement tous les postes de l’appareil public et de ses nombreuses branches. Elle y place sans trop de scrupules des amis, des cousins, des sœurs, des beaux-frères et d’autres membres de la famille (de Meloni et d’autres), en reprenant le modèle archaïque du « familialisme amoral ». Mais le pouvoir politique ne suffit pas à Giorgia Meloni et à son cercle. Ils aspirent à l’hégémonie culturelle et ambitionnent de « former un nouvel imaginaire des Italiens » en créant, comme le dirait Pierre Nora, un « nouveau roman national », quitte à effacer ou à corriger des chapitres historiques entiers.

Les amis de Giorgia travaillent dur pour inventer une histoire qui n’existe pas, pour récupérer l’identité nationale et même pour « défendre Dieu » (déclaration de Meloni en visite chez Orbán). Le plus engagé est le ministre de la Culture, Gennaro Sangiuliano. Journaliste sans grand mérite, biographe de Poutine et de Xi Jinping, gaffeur d’envergure, il ne reste pas un instant immobile : il inaugure, il annonce, il célèbre, il assiste. Il supporte une manifestation portant le titre tonitruant d’« Etats généraux de la culture », visant à distiller des idées pour sauver l’identité perdue des Italiens. Ultra-traditionaliste, il gère une page Facebook où, en plus de glorifier son action ministérielle, il propose presque tous les jours ce qu’il appelle « le livre d’aujourd’hui » : ses conseils de lecture.

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Le résultat est hilarant : un méli-mélo de trucs anciens (comme « l’Histoire de l’Angleterre au XIXe siècle » de George Trevelyan, 1926, aujourd’hui inutilisable ; les mémoires d’un réac américain oublié comme Barry Goldwater), de classiques couverts de poussière (« les Dernières Lettres de Jacopo Ortis » d’Ugo Foscolo) et de pures et simples bizarreries. Sans scrupules particuliers, le ministre fait également la promotion d’un livre qu’il a lui-même écrit, la biographie de Giuseppe Prezzolini, un journaliste ultraconservateur mort centenaire en 1882, dont il est un inconditionnel. En juin, au festival Taobuk de Taormina, en Sicile, il a longuement fait l’éloge de ce livre qui date pourtant de 2008 ! Les commentaires sur ses posts sont pour la plupart moqueurs et impitoyables, mais rien n’arrête Sangiuliano : il tient à présenter sa bibliothèque du réac parfait.

Donner la « bonne orientation » à la sphère culturelle

Hélas, son activité n’est pas toujours aussi grotesque et anodine. Dans un ballet frénétique de limogeages et remplacements, après avoir destitué le directeur du Théâtre San Carlo de Naples pour mettre à sa place l’administrateur de la RAI, le groupe audiovisuel public italien (manœuvre qui a pour le moment échoué car la justice italienne a ordonné la réintégration immédiate du directeur déchu), il a remercié, avec deux ans d’avance, le conseil d’administration du Centro Sperimentale di Cinematografia, la principale école publique italienne de cinéma, en annonçant une nouvelle direction dont le président sera nommé par lui. Les protestations de cinéastes célèbres comme Nanni Moretti n’ont pas suffi à l’en dissuader.

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Ces épisodes illustrent une stratégie déterminée, cohérente et tout à fait dépourvue de doigté. Pour donner la « bonne orientation » à la sphère culturelle, il faut en prendre le contrôle et nommer ses affidés aux postes clefs. Ce processus a commencé à la RAI où les principaux programmes sont passés en un clin d’œil des mains d’animateurs indépendants ou vaguement de gauche à des gens de droite, souvent sans CV significatif. Les résultats sont, à l’heure actuelle, désastreux. Le drame de Sangiuliano et Meloni est que la droite en Italie ne peut compter que sur une poignée d’intellectuels présentables. Elle est donc obligée d’aller pêcher ses obligés parmi les recyclés, les transfuges, les néophytes, les convertis du dernier instant.

Parmi les postes les plus recherchés figurent les directions des instituts culturels à l’étranger. Nombreux (84 dans le monde), dotés de bureaux très convoités (Paris, Londres, New York et autres), très bien financés et aux fonctionnements internes presque despotiques, les instituts ont toujours été un terrain de chasse des plus prisés. Dès son arrivée au pouvoir en 1994, Berlusconi en avait remplacé tous les directeurs. Les nouvelles désignations reflétaient un clientélisme sans honte. Certaines des décisions prises par ses nouveaux entrants sont restées célèbres – cours de yoga, cours de cuisine donnés par le directeur en personne portant le tablier… – et ont parfois attiré l’attention de la justice. Le gouvernement actuel n’a pas changé de ligne. Les nominations en cours suscitent déjà de la perplexité et d’âpres critiques.

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Sangiuliano et Meloni avancent donc leurs pions. Leur manière de mener la bataille culturelle emprunte à Ceausescu, « Hellzapoppin », Disneyland et à un dadaïsme inconscient, où tout se confond avec tout, où le sérieux et le comique fusionnent. On peut, dans le comique involontaire de ce spectacle, trouver un peu de réconfort. Mais on peut aussi se frapper le front de désespoir : est-ce ainsi qu’on envisage de donner aux Italiens un nouvel imaginaire (en supposant qu’ils en aient besoin) et de sauver leur identité perdue ? Pauvres de nous.

BIO EXPRESS
◗ Linguiste et essayiste italien, Raffaele Simone a publié chez Gallimard « le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ?  » (2010), « Si la démocratie fait faillite » (2016) et « La Grande Migration et l’Europe » (2022).

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