« La violence éducative ordinaire commence quand l’adulte pense savoir mieux qu’un enfant ce qui est bon pour lui »

Mother telling off and discipline naughty daughter (age 6) in home kitchen. Photo via Newscom/cewitness042210/Rafael Ben Ari/Newscom/SIPA/2004141042

Mother telling off and discipline naughty daughter (age 6) in home kitchen. Photo via Newscom/cewitness042210/Rafael Ben Ari/Newscom/SIPA/2004141042 RAFAEL BEN ARI/NEWSCOM/SIPA

Entretien  Dans un essai qui vient de paraître, l’enseignante Sophie Rabhi-Bouquet déboulonne l’éducation traditionnelle et la « domination » qu’elle engendre. La fille de Pierre Rabhi recommande d’explorer des voies de bienveillance et surtout, de confiance. Elle sera l’une des voix de notre Week-End des Possibles, les 27 et 28 mai à Paris.

Dans le terme « violence éducative ordinaire », ce sont les deux adjectifs qui interpellent. Eduquer un enfant peut-il donc s’apparenter à le violenter ? Et surtout, si cette violence est « ordinaire », cela signifie-t-il qu’une majorité de parents y laissent libre cours ? A ces deux questions, Sophie Rabhi-Bouquet répond « oui ». Mais ils ont des raisons, dit-elle dans un essai intitulé « Et si nous (re)devenions humains ? », qui vient de paraître aux éditions Actes Sud : non seulement la plupart n’ont connu que ce « conditionnement »-là, mais il n’est pas facile, dans l’absolu, de s’en extraire.

La fille du paysan philosophe écolo Pierre Rabhi, qui a enseigné pendant vingt ans au Hameau des Buis (Ardèche), dans une école ayant adopté la méthode Montessori, souligne ce qui, dans l’éducation traditionnelle, s’apparente selon elle à une relation dominatrice humiliante pour les enfants. Et glisse des pistes pour hâter ce qu’elle nomme la « prochaine révolution », inspirée de la psychanalyste Alice Miller : celle d’une autre éducation, moins verticale, plus à l’écoute.

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Au moment où les écrits de la psychologue Caroline Goldman créent la polémique, où les jeunes parents se demandent s’ils doivent encore envoyer leur progéniture dans leurs chambres, où certains hurlent à « l’enfant roi », Sophie Rabhi-Bouquet expose ce que lui inspirent deux décennies de pédagogie sur le terrain.

Elle participera à la troisième édition du Week-End des Possibles, organisé par « l’Obs » les 27 et 28 mai à Paris (programme et inscriptions ici).

Votre essai pourfend ce que vous appelez la « violence éducative ordinaire ». Le fait d’en avoir fait un sigle, VEO, semble signifier qu’il s’agit d’un phénomène fort répandu…

Sophie Rabhi-Bouquet — La VEO a en effet cours dans la plupart des foyers où s’applique une méthode éducative dite « traditionnelle », qui repose sur une idée très répandue – et néanmoins tout à fait contestable : l’idée qu’un adulte sait mieux que l’enfant ce qui est bon pour lui et que, fort de cette légitimité, il est en droit d’instaurer avec lui une relation dominé/soumis, qui l’autorise à punir, à réprimer et à humilier.

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L’adulte ne sait-il pas mieux qu’un enfant, en général, ce qui est bon pour lui ?

Pour certaines choses, il est évidemment plus qualifié : quand un jeune enfant risque d’avaler du poison ou de tomber d’une falaise, il a naturellement le devoir de l’en empêcher. Mais ce sont, en réalité, des occasions qui se présentent rarement au quotidien. Pour la majorité des activités de l’enfant, oui, je pense que ce dernier détient une compétence innée, un guide intérieur, pour savoir ce qui est bon ou mauvais pour lui.

Cela ne veut pas dire que nous ne devons jamais le guider, l’informer ou partager notre expérience, bien au contraire. Mais prenons un exemple concret : si l’on veut informer un enfant que s’approcher d’un feu de cheminée est dangereux, la méthode éducative traditionnelle consistera à lui dire : « Interdit d’y mettre la main ! Tu n’y touches pas ! » Il me semble préférable d’être avec lui, et s’il est d’accord, de lui prendre sa main et de l’approcher du feu pour qu’il réalise par lui-même en quoi consiste la notion de chaleur et ce qui pourrait arriver s’il s’approche trop. C’est par l’expérience vécue qu’il acquiert l’autonomie, et non par les menaces et la peur contre-productives, car génératrices de sidération plutôt que de compréhension.

Sophie Rabhi-Bouquet

Sophie Rabhi-Bouquet PATRICK LAZIC

Prenons un exemple moins dramatique, mais plus courant : dehors, il fait froid et mon enfant veut absolument sortir en tee-shirt. Que préconisez-vous ?

Si par la bienveillance, l’écoute, l’enfant est connecté à son ressenti et en confiance, il peut faire l’expérience de sortir en tee-shirt, et valider ses besoins par lui-même en fonction de ce qu’il vit. S’il a froid, l’enfant habitué à cette autonomie se couvrira. Beaucoup de parents sont persuadés que leurs enfants ressentent exactement les choses comme eux. Mais la biologie nous apprend que leurs corps ne se régulent pas toujours de la même manière que celui des adultes. Je connais des enfants qui sortent en short et tongs en hiver et n’ont pas froid. Je précise qu’ils ne tombent pas plus souvent malades que les autres, bien au contraire…

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Mais où faut-il mettre les limites ?

Je n’aime pas l’idée de « mettre des limites » : ce sont des termes marqués par le freudisme qui laissent entendre qu’un humain a une prédisposition à se laisser déborder par ses pulsions, auxquels il faudrait opposer un barrage. Je préfère l’idée de « donner des repères », ce qui n’est pas du tout la même chose. Les enfants accompagnés avec bienveillance que j’ai pu observer – à commencer par les quatre miens – sont curieux, raisonnables, respectueux, très attentifs à leurs actes.

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De fait, je pense que nous devrions le plus souvent considérer les enfants comme des égaux, des amis précieux. A vos amis, vous n’allez pas interdire de sortir en tee-shirt s’ils le souhaitent ! Pourquoi cette relation d’équivalence, cette confiance et cette empathie que vous savez mobiliser dans une relation affective amicale ne s’appliquerait-elle pas à vos enfants ? Parce que nous avons sur eux un projet exigeant : celui de les éduquer, qui est le plus souvent un appel à la coercition.

Mais si vos enfants sont comme des amis, qu’est-ce qu’un parent ?

Un parent est avant tout chargé d’une responsabilité que l’enfant n’a pas. Il est une personne qui accompagne, qui guide, qui sécurise psychologiquement, qui donne du réconfort et des explications. Il est responsable de l’enfant devant la loi, mais aussi pour nourrir ses besoins essentiels. Certes, un enfant n’arrive pas sur Terre comme une calebasse vide qu’il faudrait remplir : dès qu’il voit le jour, il a déjà en lui nombre de compétences. Un nourrisson sait très bien qu’il doit fouiller le sein de sa mère pour trouver de la nourriture, il sait développer des interactions avec ce qui l’entoure, susciter du lien et de l’attachement…

Mais il faut donner à un enfant un environnement aimant, réconfortant et stimulant pour que se développe ce qu’il a déjà en lui. Ce n’est pas une éducation – terme dont je me méfie – mais plutôt un accompagnement soutenant, et avant tout celui de nos propres comportements que l’enfant aura naturellement tendance à imiter.

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On parle beaucoup d’« enfants rois », d’« enfants tyrans » et la psychologue Caroline Goldman crée le débat en soulignant l’importance du « time out » – le fait d’envoyer son enfant dans sa chambre. Qu’en pensez-vous ?

D’abord, envoyer un enfant dans sa chambre quand il exprime une émotion revient à lui imposer un pouvoir discrétionnaire. Cela rompt la confiance, le dialogue et risque de pousser l’enfant à refouler une émotion qu’il avait besoin d’extérioriser. Maintenant, comme je l’écris dans mon livre, l’enfant n’est en rien « un souverain devant lequel s’incliner ».

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Oui, la présence de règles communes explicites est parfois nécessaire, notamment dans des domaines qui touchent à la santé, la sécurité psychologique, comme la question du temps quotidien d’écran. Mais si vous associez les enfants à la prise de décision de ces règles en conseil de famille (ou d’école), il y a plus de chance qu’elles soient comprises et respectées. La vie de famille devrait être le premier lieu de la démocratie dans la vie d’un humain.

D’accord, mais diriez-vous que les « enfants rois » existent ?

Globalement, je pense qu’il y a beaucoup plus d’« adultes rois » que d’« enfants rois » dans notre société ! J’ai croisé des enfants dont les gestes étaient violents, qui interrompaient leurs parents, levaient quelquefois la main sur eux, se comportaient vraiment comme s’ils n’avaient pas pu intégrer les besoins d’autrui dans leur réalité. Maintenant, demandons-nous qu’est-ce qui, dans le comportement des parents, génère cette confusion.

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Le laxisme, peut-être ?

Je dirais l’abandon ou l’incohérence, plutôt. J’ai vu des parents démunis, qui semblaient tenaillés entre un modèle – celui, autoritaire, hérité de leurs parents, et dont ils ne voulaient plus – et la nécessité d’instaurer de nouveaux repères : de la bienveillance, de la confiance, qui sont difficiles à mettre en œuvre. Installer de nouveaux repères exige en effet une forme de sérénité issue d’un travail profond sur ses propres héritages. Autrement dit, d’être pleinement conscient des schémas de domination que l’on aurait tendance à reproduire.

Les parents dépassés manquent donc de sérénité ?

Vous savez, ce sont souvent ces adultes qui ne disent pas un mot quand leur enfant a un comportement déplacé, car ils ne veulent pas « imiter leurs parents » et ils ont peur de leur violence refoulée. Mais leur colère monte, monte, et à un moment, la digue lâche. Ils explosent, laissant leurs enfants sidérés par cette incohérence. C’est là, à mon avis, que naissent les « enfants rois » : ce sont des enfants insécures et chaotisés. Le fait d’avoir un dialogue bienveillant n’est en rien du laxisme, c’est même tout le contraire : il s’agit de répondre présent. Mais pour bien assumer ce dialogue, je le répète, il faut avoir le courage d’aller fouiller en soi-même afin de mieux se connaître. Et redevenir compétent, sur le plan relationnel.

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Comment ?

En allant à la rencontre de sa propre histoire d’enfant grâce à un travail thérapeutique, afin de prendre conscience des blessures et conditionnements qui nous ont façonnés. Ou encore en apprenant à manier les outils de la communication non violente (CNV) par lesquels nous pouvons établir des dialogues vraiment constructifs, et prendre plus de distance avec ses affects. J’ai eu la chance de passer par les deux – thérapie et connaissance de la CNV – et je peux témoigner qu’ils m’ont été salvateurs.

Vous avez l’honnêteté de raconter dans votre livre que votre expérience au Hameau des Buis (où se trouvaient un écovillage, une ferme et une école Montessori) s’est soldée par un échec humain. Des personnes pourtant militantes n’ont pas résisté au « putain de facteur humain », dont nous parlait Laure Noualhat

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Nous étions rassemblés par des valeurs fédératrices : la bienveillance, la paix, l’écologie… Mais le fait est que les archétypes que nous souhaitions transcender – argent, pouvoir, territoire – ont fini par reprendre le dessus, que des désaccords ont éclaté, que l’intérêt collectif a été oublié et que nous [son mari Laurent Bouquet et elle, NDLR] avons été contraints de fermer l’école et d’aller nous installer à 400 kilomètres du Hameau que nous avions fondé… Cela a été très douloureux pour moi, mais m’a permis de comprendre qu’avoir des bonnes intentions ne suffit pas. Même s’initier à la CNV n’est pas forcément une garantie, la preuve !

Cela ne vous désespère-t-il pas ?

Il faut comprendre que notre génération et celle qui vient sont des générations charnières. Nos grands-parents, nos parents ont enraciné en nous des normes éducatives basées sur le rapport dominant/soumis. Il faudra du temps pour installer d’autres repères.

Les enfants élevés avec bienveillance et confiance seront-ils prêts à affronter un monde où Vladimir Poutine envahit l’Ukraine et menace l’Occident de l’arme atomique ?

Les enfants accompagnés avec bienveillance ne sont pas des victimes : ils sont compétents relationnellement. Dans une école comme celle où j’ai enseigné, nous nous réunissions tous les jours avec eux pour échanger sur des tensions qui avaient pu naître entre eux, pour repérer quelles émotions étaient en jeu, pour développer notre empathie et trouver des solutions sans gagnant ni perdant, etc. Cela leur donne d’excellentes compétences pour comprendre les situations de conflits et pour leur fournir d’autres réponses que la violence.

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Il y a quelque chose de troublant dans votre livre, c’est que vous invoquez souvent la « nature » et ses « lois » pour justifier votre propos. N’y a-t-il pas un risque à s’appuyer sur une supposée « nature » ? Il n’y a pas si longtemps, celle-ci justifiait la hiérarchie entre les races, les inégalités entre les hommes et les femmes…

Dès lors que la nature est filtrée par l’interprétation humaine, nous pouvons effectivement lui faire dire tout et son contraire. Personnellement, je pars du principe que tout est nature, et que c’est elle qui aura le dernier mot. Notre espèce humaine peut digresser et transgresser autant qu’elle veut, cela ne change rien au fait que la nature conserve des lois immuables que nous pouvons momentanément ignorer, mais qui nous rappelleront à elles d’une manière ou d’une autre.

Concrètement, vous pouvez choisir de vous nourrir de chocolat, c’est votre liberté. Mais votre foie montrera rapidement les limites de ce choix. On peut imaginer se faire greffer un nouveau foie tous les trois ans, mais je m’intéresse davantage à la manière dont nous pourrions respecter la nature, plutôt qu’aux multiples manières de la défier.

Je n’ai rien contre l’expérience et la créativité, bien au contraire. Elles sont merveilleuses quand elles sont au service de la vie. Mais à quoi bon croiser le fer avec les principes vitaux, jusqu’à l’asphyxie, l’épuisement, le manque, l’assèchement, la destruction de ce qui nous est nécessaire pour vivre ? Je n’appelle pas cela de l’intelligence.

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Sophie Rabhi-Bouquet sera l’une des voix du Week-End des Possibles organisé par « l’Obs » les 27 et 28 mai à Paris (programme et inscriptions ici).

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Et si nous (re)devenions humains ?, par Sophie Rabhi-Bouquet, Actes Sud, 224 p., 18 euros.

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