Tribune 

Les écarts de salaires stimulent-ils vraiment les individus au travail ?

Patrice Laroche

The Conversation

Alors que le débat sur la rémunération des grands patrons revient régulièrement, deux approches théoriques s’opposent quant à l’effet d’une forte disparité salariale sur le fonctionnement des entreprises. Décryptage avec Patrice Laroche, professeur en sciences de gestion, en partenariat avec The Conversation.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Chaque année, la rémunération des grands patrons des entreprises françaises suscite de vives réactions. L’annonce récente de l’augmentation du salaire du PDG du groupe automobile Stellantis, Carlos Tavares, n’y a pas échappé. Quels seraient donc les niveaux appropriés de disparité des salaires ? Celles-ci s’accroissent dans les grandes entreprises des pays développés si l’on en croit le rapport publié par Oxfam. Pour les uns, plus elle est importante, plus elle maintient un certain niveau d’effort des salariés et contribue à une plus grande productivité des organisations. Pour les autres, une forte disparité des salaires génère un sentiment d’injustice qui va nuire à la coopération et saper la motivation des individus.

Gagnants d’un tournoi ?

Ces deux points de vue s’opposent dans la littérature académique. La théorie du tournoi, popularisée en particulier par l’économiste américain Edward Lazear, est fréquemment mobilisée pour expliquer qu’une plus grande dispersion des salaires est associée à une meilleure performance. Cette approche suggère que les écarts de rémunération vont inciter les individus à faire des efforts pour obtenir une promotion et le gain salarial associé.

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◗ Cet article a été publié initialement sur The Conversation

En outre, une plus grande dispersion des salaires pourrait indirectement permettre une sélection de la main-d’œuvre : les « gagnants » du tournoi auront davantage tendance à rester dans l’organisation afin de concourir pour un salaire plus élevé, tandis que les « perdants » décideront de quitter l’organisation pour tenter leur chance ailleurs. Les écarts de rémunération permettraient ainsi de « filtrer » les meilleurs éléments en ne retenant que les plus motivés.

Cette théorie justifie l’adoption d’une politique de rémunération consistant à proposer des échelles de salaire très étirées et des montants de rémunération très élevés pour les cadres dirigeants comme Carlos Tavares.

Carlos Tavares, patron de Stellantis, le 20 septembre 2022.

Carlos Tavares, patron de Stellantis, le 20 septembre 2022. NICOLÒ CAMPO/SIPA USA/SIPA / NICOLÒ CAMPO/SIPA USA/SIPA

Sentiments d’injustice

Une explication opposée met l’accent sur l’harmonie, la coopération et l’engagement émanant de structures salariales « compressées » ou « égalitaires ». De ce point de vue, une forte dispersion des salaires « peut saper les sentiments d’équité interne et nuire à la coopération et à tout sentiment d’objectif commun parmi la main-d’œuvre », comme l’écrivent Phil Beaumont et Richard Harris en 2003, chercheurs respectivement en gestion et en économie.

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Bon nombre des arguments de cette approche peuvent être rattachés à des travaux antérieurs sur la théorie de la privation relative forgée par la psychologue américaine Faye Crosby. Elle met l’accent sur les conséquences dysfonctionnelles de la dispersion des salaires : les individus ressentent une privation lorsqu’ils comparent leur rémunération à celle d’un groupe de référence et cela impacte leurs comportements. Si ces salariés ressentent une frustration, ils peuvent choisir de réduire leur niveau d’effort.

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La théorie de l’équité énoncée par Stacey Adams, lui aussi psychologue, en 1963 offre une grille de lecture complémentaire en insistant sur la comparaison entre les contributions et les rétributions des uns et des autres. Dans cette perspective, les inégalités salariales seront acceptées si les efforts de ceux qui sont mieux récompensés sont perçus comme supérieurs aux autres. En revanche, toute perception d’iniquité se traduira par un réajustement du niveau d’effort de l’individu.

Les cadres, plus tolérants

Le comportement des individus face aux écarts de salaire est finalement difficile à anticiper. Les effets négatifs de la comparaison peuvent ainsi se trouver compensés par des effets d’anticipation fondés sur l’observation du salaire des autres. Par exemple, les salariés français vont plutôt avoir tendance à envier le salaire de leurs collègues tandis que les salariés américains y verront des perspectives de rémunération future. La domination des effets de comparaison sur les effets d’anticipation dans le contexte hexagonal s’explique, en grande partie, par le fait que les salariés français sont de moins en moins nombreux à croire à la méritocratie, contrairement aux salariés américains pour qui il est toujours possible de réussir pourvu qu’on s’en donne les moyens.

La façon de percevoir les inégalités salariales est donc essentielle pour comprendre le comportement des individus. Les différences culturelles influencent les styles de pensées et l’appréciation de ce qui est juste ou légitime en matière de rémunération va dépendre des croyances, des valeurs et des attitudes des individus.

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Cela étant, la domination de l’effet de comparaison dépend aussi de l’ampleur de la dispersion salariale au sein des organisations. Plusieurs études repèrent la logique suivante : pour les faibles niveaux de dispersion des salaires, plus d’inégalité semble être bénéfique pour la performance ; en revanche, quand la disparité des salaires devient trop importante, elle commence à être préjudiciable en termes de productivité. D’un point de vue managérial, ce constat justifierait le choix de limiter les écarts de rémunération trop importants entre les niveaux hiérarchiques et de plafonner par la législation les rémunérations des grands patrons.

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Le point d’équilibre semble se situer à un niveau de dispersion salariale plus élevé pour les cadres. Cela suggère que les individus situés au bas de la hiérarchie salariale ont une propension plus forte que les autres à considérer les écarts de salaire comme inéquitables. Les individus situés dans la fourchette haute des rémunérations, a contrario, auraient une propension plus forte à tolérer des situations de rémunération inéquitable en raison de leur niveau de rémunération déjà élevé.

Une question de légitimité aussi

Jason Shaw, chercheur à l’université du Kentucky, a proposé en 2002 avec ses collègues une lecture différente de la relation entre la disparité salariale et la performance des organisations. Tout dépend pour eux de si les écarts reposent ou non sur des justifications légitimes.

Sur quoi la rémunération est-elle fondée ? Celle-ci peut être liée au poste, à la compétence, au potentiel, au grade, à l’ancienneté, à la performance individuelle… Si les différences de rémunération entre les individus sont légitimement fondées sur des différences de performance individuelle par exemple, les écarts de rémunération seront plus facilement acceptés par les individus. Cependant, l’ensemble des facteurs considérés comme légitimes et leur poids respectif dans la détermination de la rémunération varient d’une personne, d’une organisation, ou d’une culture à l’autre.

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Ce sentiment de justice est, de surcroît, affecté par la transparence des mécanismes et processus d’attribution des rémunérations (on parle alors de « justice procédurale »). L’absence de communication sur le système de rémunération renforce le sentiment d’inégalité perçu des salariés. En effet, une communication claire et transparente est essentielle car elle aide les individus à comprendre pourquoi des différences de rémunération existent au sein d’une organisation.

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Enfin, le degré d’interdépendance des tâches a aussi été identifié comme une dimension à prendre en considération. Lorsque les tâches professionnelles sont fortement interdépendantes, les individus qui constatent des écarts de salaire peuvent être moins enclins à coopérer les uns avec les autres et leur efficacité diminue. Là où les capacités individuelles sont identifiables, il est en effet plus probable de percevoir une disparité jugée illégitime. Ce phénomène explique pourquoi les fortes inégalités salariales au sein des équipes sportives (comme dans les groupes de travail restreints dans les entreprises) peuvent conduire à des performances médiocres.

Examiner la légitimité de la dispersion des salaires est une perspective à suivre pour la recherche, sans omettre les questions éthiques que cela soulève. En définitive, la question des inégalités salariales ne peut se passer d’une réflexion sur les normes sociales qui sont partagées au sein d’une société. Des études visant à analyser ces processus pourraient contribuer au débat public sur les inégalités salariales dans les organisations.

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Patrice Laroche, professeur des Universités en sciences de gestion, Université de Lorraine

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