Tribune 

A gauche, on oublie trop que l’islamisme est une variante du lepénisme

Éric Guichard

Philosophe, Université de Lyon

Une partie de la gauche ne veut pas voir que l’islamisme est une idéologie d’extrême droite. Elle pave ainsi la voie au RN, soutient un collectif de chercheurs dans une tribune initiée par le philosophe Eric Guichard.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Pour que Marine Le Pen et Jordan Bardella ne raflent pas la mise aux élections européennes, nous voulons réveiller la gauche rationnelle et solidaire qui est la nôtre en incitant sa partie « islamophile », c’est-à-dire complaisante vis-à-vis de l’islamisme politique, à se départir d’un choix illogique qui favorise l’extrême droite. Celle-ci apparaît en effet à tort comme la seule formation lucide face à la poussée islamiste que perçoivent les classes populaires.

Nous entendons par islamisme un prosélytisme militant qui promeut l’islam comme projet politique. L’islam, en tant que religion adoptée par des individus, n’est pas notre sujet : nous laissons chacun croire ce qu’il veut et savons que des croyances complexes se nichent en chacun d’entre nous.

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Il est clair qu’un militantisme islamiste s’exprime avec une force renouvelée depuis une quarantaine d’années. De l’Iran depuis les années 1970 à l’Algérie des années 1990, de Boko Haram en Afrique à Daech au Proche-Orient, de Morsi en Egypte au parti Ennahdha en Tunisie, du Yémen à l’Afghanistan, la liste des contrées ayant basculé vers un réactionnarisme religieux assumant parfois des méthodes terroristes est longue. On observe le même islamisme antidémocratique, antiféministe et militaire dans des pays comme la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite.

Un réactionnarisme revendiqué

Cet islamisme est profondément réactionnaire, comme l’étaient les catholiques d’extrême droite au XIXe siècle. C’est la toute-puissance d’un dieu que revendique l’islamisme quand il tue au Bataclan, chez « Charlie », à Moscou ou au collège.

Les islamophiles nous reprocheront l’amalgame : « Ne confondez pas les frères Kouachi et l’infortuné musulman dominé par notre Etat raciste. » Nous répondons en termes logiques : si les LFIstes déplorent, avec raison, une contamination de la droite française par les idées lepénistes, qu’ils admettent qu’un islam pudibond se fasse contaminer par l’intégrisme des Frères musulmans à travers leurs officines, comme l’ex-CCIF (collectif contre l’islamophobie en France). Les valeurs de cet islamisme et des extrêmes droites d’Europe sont proches : focalisation sur la famille, obsession de la pureté, xénophobie identitaire, supériorité des hommes sur les femmes. Avec en prime l’interdiction de l’apostasie et de l’athéisme.

De telles valeurs ne sont pas propres à l’islam : Bagdad accueillit en sa maison de la Sagesse bien des érudits maltraités de l’Orient (des nestoriens aux savants indiens). Nous savons aussi que les identités religieuses peuvent être transcendées : vers 1150, quand l’islam, le christianisme ou sa variante orthodoxe ne brillent pas par leur ouverture, Al-Idrissi, Roger II de Sicile et Georges d’Antioche forgent ensemble une culture d’une richesse stupéfiante.

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L’islam n’est pas l’islamisme. Ce dernier est impérialiste et violent ; comme toute idéologie totalitaire, il refuse le débat. En ce sens, il est une idéologie d’extrême droite. Or une part de la gauche française dénie ce fait, ce qui la conduit à l’échec.

Une triple contradiction

Cette gauche islamophile, sous couvert de défendre les opprimés contre le pouvoir de l’État et du capital, fait le jeu de l’islamisme. Au motif que la majorité des personnes d’origine étrangère seraient musulmanes et qu’il convient de ne pas les discriminer, elle admet de fait des modes de pensée à l’opposé de ses valeurs : primat de la loi religieuse sur celle de l’État, soumission de la femme à l’ordre moral masculin, xénophobie, etc. Un peu comme si le PCF soutenait les catholiques intégristes !

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Cette posture est doublement aveugle. Elle réduit les formes de domination et d’exclusion à la ségrégation religieuse, alors qu’il en existe bien d’autres : ainsi le capitalisme numérique est désormais plus puissant que les Etats (Musk a bien plus de pouvoir économique que la Tunisie, mais n’a ni hôpitaux ni écoles à financer). Par ailleurs, elle se focalise sur la France, en oubliant les nouveaux équilibres politiques consécutifs à la mondialisation et les pressions idéologiques de pays despotiques comme la Chine, la Russie, le Qatar, l’Iran…

Surtout, elle fait preuve de condescendance envers les immigrés et leurs enfants, en refusant qu’ils puissent être tentés par des extrémismes politiques condamnables, comme le sont nombre d’électeurs français. Et en ignorant que certains des premiers puissent être athées. Triste expression de paternalisme raciste et d’esprit colonialiste, s’il en est !

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Stratégies électorales

Ce n’est pas que l’extrême droite dispose d’une lucidité dont ne jouiraient pas les autres partis. C’est que la gauche islamophile ne peut convaincre en frayant avec un mouvement qui refuse l’athéisme et la laïcité et qui promeut des valeurs d’extrême droite.

Il y a en France beaucoup de défavorisés et d’individus désemparés par l’état et les orientations du monde : une partie d’entre eux choisit une solution politique simpliste et autoritaire de rejet de l’autre. Plutôt lepéniste pour ceux qui disposent du droit de vote ; plutôt islamiste radicale pour ceux qui ne l’ont pas, ou dont les parents ne l’avaient pas. 42 % des Français ont voté Marine Le Pen au deuxième tour des présidentielles. Si l’on admet que pareillement, une forte proportion des personnes originaires de l’arc turco-arabico-maghrébin puisse être lepénistes à leur manière, et plutôt attirées par l’autoritarisme islamiste, se profile le risque d’une France dominée par des opinions fascisantes.

Réveil de la gauche

En luttant dès maintenant contre cette autre « extrême droite » qu’est l’islamisme, la gauche ramènera en son sein celles et ceux qui vivent dans la précarité et qui sont tentés par la surenchère pour qu’on écoute enfin leur voix, leurs inquiétudes, leur misère. Elle saura défendre une forte augmentation de l’aide aux plus défavorisés et des budgets affectés à l’école, afin que chaque personne vivant sur notre territoire puisse renouer avec le débat argumenté et l’écoute de l’autre.

C’est à cette condition seule que nous pourrons nous opposer aux dérives totalitaristes en France – qu’elles soient religieuses, trumpistes ou nationalistes. Et que nous pourrons renouer avec la logique universaliste, rationaliste, démocratique et pacificatrice de l’histoire de la gauche française.

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Premiers signataires :

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  • Lucie Marignac, éditrice et traductrice, directrice des éd. Rue d’Ulm, Ecole normale supérieure (Paris)
  • Thierry Lafouge, professeur émérite à l’Université de Lyon
  • Jean Dhombres, directeur d’études à l’EHESS
  • Michel Dreyfus, historien, directeur de recherche au CNRS
  • Céline Masson, professeur de psychopathologie clinique à l’u§niversité de Picardie Jules-Verne
  • Alain Boyer, professeur émérite, philosophie
  • Rossella Saetta Cottone, helléniste, directrice de recherche au CNRS
  • Angelo Vignolo, informaticien
  • Zina Weygand, docteure HDR, historienne des aveugles et de la cécité
  • Alain Staigre, consultant
  • Martine Benoît, professeur à l’université de Lille
  • Thierry Daguin, poète
  • Gérard Panczer, professeur à l’université Claude-Bernard Lyon 1
  • Martine Bismut, Scuola normale superiore de Pise
  • Roland Béhar, enseignant-chercheur à l’École normale supérieure (Paris)
  • Piero Caracciolo, ancien enseignant d’italien à l’École normale supérieure (Paris)
  • Paul Carmignani, professeur émérite à l’université de Perpignan-Via Domitia
  • Loïc Seron, auteur, photographe
  • Pierre Chiron, professeur émérite à l’université Paris-Est, membre de l’IUF
  • Évelyne Buissière, agrégée, docteur HDR en philosophie, enseignante en CPGE
  • Florent Meyniel, chercheur au CEA

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